7.
Le lendemain, Fred se présenta en complet brouillé afin de recevoir des nouvelles de l’opération plomberie.
« Les six holocaméras actuellement en batterie sur les lieux – nous estimons que six devraient suffire pour l’instant – retransmettent à un appartement sûr, situé plus bas dans la rue, mais dans le même îlot que la maison d’Arctor. » Hank poursuivit ses explications tout en déroulant sur la table métallique qui le séparait de Fred un plan de la maison de Bob Arctor. Cette vue glaça Fred, mais moins, finalement, qu’il ne l’aurait cru. Il saisit le document et étudia l’emplacement des diverses caméras, d’une pièce à l’autre : l’ensemble de la maison se trouvait en permanence sous surveillance vidéo, aussi bien que sur écoule.
« C’est donc à cet appartement que je consulterai les enregistrements, dit Fred.
— Nous l’utilisons comme point d’écoute permanente et de contrôle vidéo pour huit – ou peut-être est-ce neuf, à présent – maisons ou appartements placés en observation dans ce secteur particulier. Il vous arrivera de tomber sur d’autres agents secrets en train de consulter leurs enregistrements. Portez toujours votre complet brouillé.
— On me verra pénétrer dans l’immeuble. Il est situé trop près.
— Sans doute avez-vous raison, mais il s’agit d’un énorme complexe comprenant des centaines d’unités et sur le plan électronique, c’était le seul praticable. Il faudra s’en contenter, jusqu’à ce qu’on puisse obtenir un arrêté d’expulsion dans une autre unité. On y travaille… à deux blocs de là. Vous risquerez moins d’y être remarqué. C’est l’affaire d’une semaine ou peu s’en faut. Si les holocaméras pouvaient transmettre avec une résolution correcte, par micro-relais et lignes I.T.T. comme les plus anciens…
— Si Arctor, Luckman ou un autre freak me voient entrer dans l’immeuble, j’utiliserai le vieux gag : je saute une nana qui habite là. » Ça ne compliquait pas vraiment les choses ; en fait, ça réduirait le temps qu’il passait en déplacements non indemnisés, et ça, ça comptait. Il pourrait se trotter en douce jusqu’à l’appartement, passer ses enregistrements, relever les éléments significatifs qui devraient figurer dans ses rapports et éliminer les autres, puis retourner en vitesse à la…
… à ma propre maison. Celle d’Arctor. En haut de la rue, je suis Bob Arctor, le toxico placé sous surveillance à son insu, et tous les deux jours, je trouve un prétexte pour filer jusqu’à l’appartement du bas de la rue, où je deviens Fred, qui se passe des kilomètres et des kilomètres de pellicule holo afin de suivre mes actions, et tout ça me déprime. Sauf la protection – et les précieuses informations personnelles – que ça me procurera.
Il est probable que celui qui veut me coincer sera pris par les holocaméras en moins d’une semaine.
Cette constatation le mit à l’aise.
« Très bien, dit-il à Hank.
— Vous avez bien vu l’emplacement des caméras. Le cas échéant, vous pourrez assurer vous-même l’entretien lorsque vous vous trouverez chez Arctor sans personne à proximité. En temps normal, vous avez vos entrées là-bas, non ? »
Ah ! merde, se dit Fred. Si je fais ça, je figurerai sur les holobandes, et quand je les filerai à Hank, il faudra bien que je sois un des individus filmés. Ça réduit les possibilités.
Jusque-là, il n’avait jamais réellement expliqué à Hank comment il savait ce qu’il savait, au sujet des suspects ; en tant que Fred, il était lui-même l’appareil enregistreur, et transmettait l’information. Mais à présent, avec les holocaméras et les tables d’écoute, il ne pouvait pas couper automatiquement au montage tout ce qui permettait de l’identifier comme il le faisait en communiquant ses rapports de vive voix. Maintenant, on verrait Bob Arctor bricoler une caméra défectueuse ; son visage emplirait tout l’écran. D’un autre côté, il serait le premier à visionner les enregistrements en stock ; donc, il pourrait encore faire des coupures. Mais ça demanderait du temps, et beaucoup de soin.
Oui, mais que couperait-il ? Bob Arctor – tout Bob Arctor ? Arctor était le suspect. On l’éliminerait seulement quand il irait tripoter les caméras.
« Je me couperai au montage, déclara Fred. De manière à ne pas être vu. Simple précaution.
— Bien entendu. Vous n’avez jamais fait ça auparavant ? » Hank lui montra deux photos. « Vous vous servez d’une tête d’effacement qui élimine tous les endroits où vous-même, en tant qu’informateur, apparaissez. Ça, c’est pour les holos, évidemment. Pour l’écoute, il n’y a pas de politique fixe. Mais vous ne risquez aucun ennui sérieux. Nous parlons du principe que vous êtes un des membres de l’entourage d’Arctor et que vous fréquentez sa maison. Vous êtes Jim Barris ou Ernie Luckman, Charles Freck ou Donna Hawthorne…
— Donna ? » Il se mit à rire. Enfin, le complet se mit à rire. À sa manière.
« Ou Bob Arctor, poursuivit Hank en consultant sa liste de suspects.
— Je passe mon temps à balancer des informations sur moi-même.
— Par conséquent, vous avez intérêt à figurer de temps à autre sur les holobandes que vous nous remettrez, car si vous coupez systématiquement vos apparitions, nous saurons qui vous êtes par un simple processus d’élimination, que nous le voulions ou non. Au fond, la solution pour vous consiste à pratiquer un montage – comment dirais-je ? Inventif, artistique… créateur est le mot que je cherche… visant par exemple les brefs moments où vous serez seul dans la maison, occupé à faire de la recherche, à fouiller parmi les tiroirs et les papiers, ou à assurer l’entretien d’une caméra tandis que vous serez dans le champ d’une autre caméra, ou encore…
— Vous devriez tout simplement envoyer un type en uniforme chez lui une fois par mois. Il se présenterait comme suit : Bonjour monsieur, je viens assurer l’entretien de l’équipement de surveillance électronique installé clandestinement dans votre maison, votre téléphone et votre voiture. Peut-être qu’Arctor paierait la note.
— Je crois plutôt qu’il enverrait balader le type et s’évanouirait dans la nature. »
Fred le brouillé complet dit « Si Arctor a vraiment tant de choses à cacher. Ce n’est pas prouvé.
— Arctor en cache peut-être beaucoup. Nous avons reçu et analysé des informations plus récentes à son sujet. Aucun doute sérieux ne subsiste : c’est un faux jeton, un tricheur. Bref, il est bidon. Alors, ne le lâchez pas jusqu’à ce qu’on ait ramassé assez de choses pour le faire coffrer.
— Vous voulez qu’on planque de la came chez lui ?
— Nous en discuterons plus tard.
— Vous pensez qu’il occupe un échelon élevé de l’organisation S.M. ?
— Ce que nous pensons n’affecte aucunement votre travail. Nous sommes seuls juges ; vous, contentez-vous de nous faire part de vos conclusions, dans le cadre limité de vos activités. Je ne dis pas cela dans le but de vous diminuer, mais comprenez que nous disposons d’une grosse quantité d’informations à laquelle vous n’avez pas accès. L’ensemble du tableau – et un ensemble mis sur ordinateur.
— Arctor est foutu. Pour peu qu’il prépare quelque chose – et d’après ce que vous dites, j’ai l’impression que c’est le cas.
— On devrait avoir un dossier solide contre lui d’ici peu, et alors croyez-moi, on ne lui fera pas de cadeau – ce qui satisfera tout le monde. »
Stoïquement, Fred apprit par cœur l’adresse et le numéro de l’appartement – du coup, il se rappela avoir fréquemment aperçu dans les parages un jeune couple de marginaux disparu de la circulation depuis peu. Coffrés sans doute, et leur appartement récupéré pour l’espionnage. Il les aimait bien, ces deux-là. La fille aux longs cheveux de lin, et elle ne portait pas de soutien-gorge. Un jour, il l’avait vue croulant sous les provisions et avait offert de la reconduire en voiture. Elle était du genre macrobio, adepte des mégavitamines, des algues et du soleil. Douce, timide, mais elle avait refusé son offre. À présent, il comprenait pourquoi. De toute évidence, le couple détenait un stock, et, probablement revendait. De toute façon, si l’appartement était requis, line simple inculpation pour possession suffisait, et ça, on l’obtenait sans peine.
À quoi servirait la maison désordonnée mais vaste de Bob Arctor, après l’arrestation de celui-ci ? À l’installation d’un centre d’espionnage électronique encore plus important, sans doute.
« La maison d’Arctor vous plairait, dit Fred. C’est sale et délabré, comme chez tout bon toxico, mais il y a de la place. Avec une belle cour et des tas d’arbustes.
— Ça recoupe le rapport des plombiers. De très bonnes possibilités.
— Ils ont dit ça, les plombiers ? De très bonnes possibilités ? » La voix brouillée cliquetait de façon exaspérante, sans timbre ni écho, ce qui ne fit qu’augmenter la colère de Fred. « Quoi, par exemple ?
— Au moins une chose évidente : le salon donne sur un carrefour, ce qui fait qu’on peut tracer le parcours des véhicules et relever les plaques minéralogiques… » Hank fouilla parmi ses papiers. « Mais Burt quelle-gueule-a-t-il-déjà ? qui dirigeait l’équipe des plombiers, est d’avis que vu l’état de délabrement où se trouve la maison, par manque d’entretien, ça ne vaut plus la peine de la récupérer. Mauvais placement.
— Délabrement ? Quel délabrement ?
— Le toit.
— Le toit est en parfait état.
— Les peintures, à l’extérieur comme à l’intérieur. L’état des sols. Les éléments de cuisine.
— Baratin, bourdonna Fred, ou du moins le complet. Possible qu’Arctor laisse s’empiler la vaisselle et les ordures, et oublie de passer un coup de balai, mais après tout, que peut-on espérer de trois mecs qui habitent ensemble sans fille ? Sa femme l’a quitté, et tout ça, c’est le rôle des femmes. Si Donna Hawthorne était venue s’installer chez eux comme Arctor le désirait – l’en suppliait – elle y aurait remédié. De toute façon, en ce qui concerne la propreté, n’importe quelle équipe de nettoyage briquerait la maison en une demi-journée. Quant au toit, ça me fout vraiment en rogne, parce que…
— Donc, vous nous conseillez de récupérer la maison après l’arrestation d’Arctor ? »
Fred braqua son regard brouillé sur Hank.
« Alors ? » interrogea Hank, impassible, le stylo à bille en position d’attente.
« Je n’ai pas d’opinion. Ni dans un sens ni dans l’autre. » Fred se leva, prêt à partir.
« Vous ne vous tirez pas encore », annonça Hank en lui faisant signe de se rasseoir. Il pécha un feuillet parmi l’amoncellement de paperasses qui recouvrait son bureau. « J’ai ici une note de service…
— Vous avez toujours des notes de service pour tout le monde.
— … une note de service vous enjoignant de vous présenter à la pièce 203 aujourd’hui même, avant votre départ.
— Si c’est au sujet de mon discours antidrogue de l’autre jour au Lions Club, j’ai déjà eu droit à une remontée de bretelles.
— Non, il ne s’agit pas de ça. » Hank lança le feuillet dans sa direction. « C’est pour autre chose. J’en ai fini avec vous, alors pourquoi n’iriez-vous pas tout de suite régler cette question ? »
Il se retrouva dans une salle toute blanche garnie d’un bureau métallique, de sièges et de meubles métalliques, le tout vissé au sol. Une chambre d’hôpital, stérile et froide, avec un éclairage trop cru. Il y avait même à droite une bascule portant l’inscription LAISSER LE SOIN DU RÉGLAGE AUX TECHNICIENS EXCLUSIVEMENT. Deux agents revêtus de l’uniforme de la police du comté d’Orange l’attendaient. Ils arboraient aussi des insignes médicaux.
« Vous êtes l’agent Fred ? » fit l’un d’eux, un type aux moustaches en guidon de vélo.
« Oui, monsieur. » Fred avait la trouille.
« Bien. Fred, je ne vous apprendrai sans doute rien en disant que vos présentations de rapport et vos séances d’instruction sont enregistrées et soumises à l’étude, dans le but de relever tout élément qui aurait pu passer inaperçu lors des entretiens proprement dits. C’est la procédure normale, naturellement, et elle s’applique à tous les agents qui rendent compte verbalement de leur mission, pas uniquement à vous. »
L’autre médico intervint. « Il en va de même pour toutes les autres formes de contact que vous entretenez avec le service, tels que les appels téléphoniques et activités annexes du genre de votre récent discours devant les membres du Rotary Club d’Anaheim.
— Il s’agit du Lions Club.
— Fred, prenez-vous de la Substance Mort ? demanda le type de gauche.
— C’est une question de pure forme, précisa son collègue, car nous considérons que vous y êtes tenu dans le cadre de vos activités. Donc, inutile de répondre. Non que cela vous incriminerait, mais, je le répète, il s’agit d’une partie de la procédure. » L’homme indiqua une table recouverte d’un bric-à-brac où des cubes de plastique bariolés voisinaient avec d’autres objets que Fred ne put identifier. « Allez vous asseoir là-bas, agent Fred. Nous allons vous soumettre à une série de tests élémentaires. Ça ne prendra pas beaucoup de votre temps, et c’est absolument sans douleur.
— Au sujet de ce discours…
— Cette séance est motivée par une enquête menée récemment dans le service, et dont les conclusions indiquent qu’au cours du mois écoulé, un certain nombre d’agents secrets affectés à ce secteur ont été admis dans des cliniques neurologiques pour aphasiques. »
Guidon-de-vélo, qui venait de parler, se munit d’un stylo, de quelques formulaires, et s’installa en face de Fred.
« Vous êtes conscient que l’usage de la Substance M entraîne un risque élevé de dépendance ? demanda le collègue.
— Bien sûr, j’en suis conscient.
— Nous allons vous faire subir ces tests dans un ordre précis, reprit le moustachu, en commençant par celui que nous nommons B.G., ou…
— Vous pensez que je suis devenu toxico ?
— Que vous le soyez ou non importe peu, car d’ici cinq ans, l’armée aura mis au point un agent stabilisateur.
« Ces tests ne concernent pas les propriétés addictives de la Substance M, mais – écoutez, laissez-moi d’abord vous administrer ce test de détection des formes, destiné à mesurer votre aptitude à distinguer une forme de son contexte. Vous voyez ce diagramme ? » L’homme plaça un croquis sous les yeux de Fred. « Parmi toutes ces lignes apparemment dépourvues de sens se dissimule un objet connu de tous. À vous de me dire ce qu’est… » Pièce au dossier. En juillet 1969, Joseph Bogen publia son article révolutionnaire : « L’autre côté du cerveau : un esprit en apposition. » Dans ce texte, Bogen citait l’obscur Dr A. L. Wigan, qui écrivait en 1844 :
Semblable aux organes qui agissent sur lui, l’esprit est essentiellement double. Depuis que cette idée s’est présentée à moi, j’ai consacré plus d’un quart de siècle à son examen sans parvenir à trouver une réfutation valable, voire simplement plausible, à lui opposer. Je m’estime donc en mesure de prouver : 1. que chaque « cerveau », en tant qu’organe de pensée, forme un tout parfaitement distinct ; 2. qu’un processus mental distinct peut être mené simultanément dans chaque « cerveau ».
Dans son article, Bogen conclut ainsi : « Je pense (avec Wigan) que chacun d’entre nous possède deux esprits à l’intérieur d’un même individu. L’argumentation de cette thèse exige l’agencement d’un grand nombre de détails. Toutefois, nous devons finalement affronter la principale résistance aux vues de Wigan : je fais allusion à ce sentiment d’Unité ressenti subjectivement par chacun d’entre nous. Cette intime conviction d’être Un est particulièrement chère au cœur de l’homme occidental… »
« … cet objet, et de me l’indiquer sur le croquis. »
On se fout de moi, pensa Fred. « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demanda-t-il en regardant l’agent et non le croquis. Je parie que c’est mon discours au Lions Club. » Il n’en doutait plus.
Le moustachu ne releva pas. « Chez de nombreux usagers de la Substance M, il se produit une rupture entre les hémisphères cérébraux. Il y a perte de l’intégration consciente, qui affecte aussi bien le dispositif perceptif que le dispositif cognitif, bien qu’en apparence, celui-ci continue de fonctionner normalement. Mais comme ce qu’il reçoit de l’appareil perceptif se trouve maintenant contaminé par le dédoublement, il cesse peu à peu de fonctionner et se détériore à son tour. Avez-vous localisé l’objet familier dans ce croquis ? Pouvez-vous me l’indiquer ?
— Vous ne faites pas allusion à la présence de traces de métaux lourds dans les emplacements neurorécepteurs, n’est-ce pas ? À l’irréversibilité de…
— Non. » Cette fois, l’autre agent prit la parole. « Il ne s’agit pas de lésions, mais d’une forme de toxicité, de toxicité cérébrale. Une psychose toxique qui affecte le système perceptif en le scindant. Ce que vous avez devant vous, le test B.G., mesure le degré d’exactitude avec lequel votre système perceptif peut agir comme un tout unifié. La voyez-vous, cette forme ? Elle devrait vous sauter aux yeux.
— Je vois une bouteille de Coca.
— La réponse correcte est : une bouteille de soda », fit le médico assis. Il escamota prestement le premier croquis et le remplaça par un autre.
« Avez-vous remarqué quelque chose en étudiant mes présentations de rapport, mes séances d’instruction ? demanda Fred. Quelque chose qui cloche ? » C’est ce foutu discours. « Et ce discours que j’ai prononcé ? Ai-je manifesté un dysfonctionnement bilatéral à ce moment-là ? Est-ce la raison pour laquelle on m’a traîné ici afin de subir ces tests ? » Il connaissait la littérature concernant ces expériences de split-brain qui provoquent un dédoublement du cerveau par section des commissures réunissant les deux hémisphères : le service communiquait occasionnellement quelques documents à ses agents.
« Non, répondit Guidon-de-vélo, ceci n’est que de la routine. Agent Fred, nous sommes parfaitement conscients que ceux d’entre vous qui travaillent sous couverture doivent absorber des drogues dans le cadre de leur mission. Ceux qui ont dû être admis dans des clini…
— À titre permanent ?
— Non, ils ne sont pas nombreux dans ce cas-là. Je le répète, il s’agit d’une simple contamination du système perceptif, qui pourrait se corriger avec le temps, et…
— Du brouillard, rien que du brouillard. Ça brouillasse sur tout.
— Avez-vous des interférences ? demanda tout à coup l’un des agents.
— Comment ça ? dit Fred, incertain.
— Interhémisphériques. Lorsque l’hémisphère gauche, où sont normalement localisées les fonctions du langage, est endommagé, il arrive que l’hémisphère droit le supplante au mieux de ses capacités.
— Je ne sais pas, pour les interférences. Pas que j’aie remarqué.
— Des pensées qui ne vous appartiennent pas. Comme si une autre personne, un autre esprit pensait en vous. Mais d’une manière qui diffère de vos propres processus habituels. Jusqu’à des mots d’une langue étrangère que vous ignorez. Des mots acquis par perception marginale au cours de votre vie.
— Rien de tel. Je m’en serais rendu compte.
— Oui, c’est probable. Si l’on se fie au témoignage de gens qui ont souffert de lésions de l’hémisphère gauche, l’expérience est plutôt affreuse. On pensait jadis que la dominance cérébrale de l’hémisphère gauche dans le langage était totale, mais c’était avant que des tas et des tas de gens bousillent leur hémisphère gauche par les drogues, et donnent au droit une chance d’entrer en scène, de pallier le manque.
— Je guetterai le moindre signe, soyez tranquille », dit Fred, conscient du côté mécanique de sa diction, qui rappelait l’écolier appliqué. D’ac pour obéir aux mornes directives des représentants de l’ordre. Les plus gros que lui, ceux qui sont en position d’imposer leur volonté, qu’elle soit raisonnable ou pas.
Tu oublies, un point c’est marre. Fais ce qu’on te dit.
« Que voyez-vous sur ce second dessin ?
— Un mouton.
— Montrez-le-moi. » Guidon-de-vélo se pencha en avant et fit tourner le dessin. « Une altération de l’aptitude à distinguer une forme de son contexte, ça peut vous donner les pires ennuis. Au lieu de ne percevoir aucune forme, on perçoit des formes incorrectes. »
Par exemple la merde de chien, songea Fred. Comme forme incorrecte, ça se pose un peu là. Selon tous les critères. Il se…
Les données disponibles indiquent que l’hémisphère dominé, le « muet », possédant surtout des capacités de synthèse dans le traitement des informations reçues, se spécialise dans la perception gestalt. Par contraste, l’hémisphère dominant fonctionne de façon plus analytique, logique, à la façon d’un ordinateur. Les résultats suggèrent qu’une raison possible de la latéralisation hémisphérique chez l’homme tient à une incompatibilité fondamentale entre les fonctions linguistiques et la perception synthétique.
… sentait malade, déprimé, presque comme lors de son discours au Lions Club. « Il n’y a pas de mouton là-dedans, n’est-ce pas ? Étais-je loin du compte ?
— Il ne s’agit pas d’un test de Rorschach, dit le moustachu, où une tache imprécise peut être interprétée de diverses manières par divers sujets. Ici, nous avons affaire à un objet spécifique, conçu et dessiné de manière à ne pouvoir être confondu. Dans le cas qui nous occupe, c’est un chien.
— Un quoi ?
— Un chien.
— Qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer ? »
Il ne voyait pas le moindre chien. « Montrez-le-moi. » Le médico…
Cette conclusion provient d’expériences de split-brain menées chez les animaux, dont on peut entraîner chaque hémisphère à percevoir, à réfléchir et à agir de façon autonome. Chez l’homme, où la latéralisation de la logique propositionnelle est nette, l’autre hémisphère se spécialise dans un mode de pensée différent que nous pourrions nommer appositionnel. Les règles ou méthodes selon lesquelles s’élabore, de « ce côté-ci » du cerveau (le côté qui parle, lit et écrit), la logique propositionnelle ont longtemps été soumises à des analyses de syntaxe, de sémantique, de logique mathématique, etc. Les règles d’élaboration de la pensée appositionnelle, de l’autre côté du cerveau, demanderont à être étudiées pendant encore de nombreuses années.
… retourna le bristol. Au verso se trouvait le dessin rudimentaire d’une silhouette de chien, et Fred reconnaissait à présent la forme enfouie dans le fouillis de lignes du recto. Il s’agissait même d’une race bien précise : un lévrier, dont on reconnaissait le ventre creux.
« Et ça veut dire quoi, que j’aie vu un mouton à la place ?
— Sans doute un simple blocage psychologique », fit le médico resté debout en reposant le poids de son corps d’une jambe sur l’autre. « Ce n’est qu’une fois toute la série de dessins examinée, et les autres tests… »
Le moustachu lui coupa la parole tout en présentant un nouveau dessin. « La supériorité de ce test sur le Rorschach tient à ce qu’il ne fait pas appel à l’imagination. Il y a autant de solutions fausses que vous pouvez en imaginer, mais il n’y en a qu’une d’exacte. Celle qui a été dissimulée dans chaque dessin par le service de psychographie des États-Unis et certifiée bonne par lui ; la vérité, elle est là, parce qu’elle nous vient de Washington. Vous saisissez ou vous ne saisissez pas, et si vous manifestez une tendance à ne pas saisir, ça veut dire qu’on tient chez vous une altération fonctionnelle de la perception, et on vous met au sec pendant quelque temps, jusqu’à ce que vous passiez les tests correctement.
— Dans une clinique fédérale ?
— Oui. Bon, à présent, que voyez-vous dans ce dessin, parmi les lignes noires et blanches ? »
Mortville, se dit Fred en étudiant le dessin. Voilà ce que je vois, la mort plurielle, et pas seulement dans sa forme convenue. La mort partout. Des petits exécuteurs de trois pieds de haut dans des voitures d’infirmes.
« Dites-moi tout de même : est-ce mon discours du Lions Club qui vous a mis la puce à l’oreille ?
— Non, finit par dire le mec debout, c’est venu d’un échange qui, disons-le, n’était pas service-service. Hank et vous en train de discuter le bout de gras il y a une quinzaine de jours… comprenez bien qu’il y a toujours un décalage d’ordre technologique dans le traitement de tout ce fatras, de la crue d’information qui nous submerge. On n’en est pas arrivé à votre discours. Ça prendra bien encore deux jours.
— Alors, qu’est-ce que c’était que cette discussion ?
— Une histoire de bicyclette volée, répondit le moustachu. Une prétendue bicyclette à sept vitesses. Vous vous demandiez où étaient passées les trois vitesses manquantes, vous y êtes ? » Une fois de plus, les médicos échangèrent un regard. « Vous supposiez qu’elles traînaient toujours sur le sol du garage où le vol avait eu lieu…
— Hé, minute, protesta Fred. C’était la faute à Freck, pas la mienne. Il en a fait une montagne, de cette histoire. Moi, je trouvais juste ça marrant. »
BARRIS (planté au milieu du living, l’air très satisfait, avec un grand vélo flambant neuf) : Regardez ce que j’ai eu pour vingt dollars.
FRECK : Qu’est-ce que c’est ?
BARRIS : Un vélo de course à dix vitesses, état presque neuf. Je l’ai repéré dans le jardin des voisins, je me suis renseigné : ils en avaient quatre, alors j’ai offert vingt dollars cash et ils me l’ont vendu. C’étaient des Noirs. Ils me l’ont même passé par-dessus la barrière.
LUCKMAN : Je ne savais pas qu’on pouvait se procurer un dix-vitesses presque neuf pour vingt dollars. Marrant, ce qu’on peut obtenir pour ce prix-là.
DONNA : Il ressemble à celui que la fille qui habite en face de chez moi s’est fait piquer le mois dernier. C’est sans doute ces Noirs qui ont fait le coup.
ARCTOR : C’est sûr, s’ils en ont quatre et qu’ils les revendent si bon marché.
DONNA : Tu devrais le rendre à ma voisine, si c’est bien le sien. Ou tu devrais au moins le lui montrer pour qu’elle voie si c’est celui-là.
BARRIS : C’est un vélo d’homme. Donc, impossible.
FRECK : Pourquoi dis-tu qu’il a dix vitesses alors que j’en vois que sept ?
BARRIS (surpris) : Quoi ?
FRECK (allant jusqu’au vélo pour prouver ses dires) : Regarde, cinq vitesses ici et deux à l’autre bout de la chaîne. Cinq et deux…
Quand le chiasma d’un singe ou d’un chat est divisé suivant un plan sagittal, les informations fournies à l’œil droit ne sont communiquées qu’à l’hémisphère droit, et il en va de même pour l’autre hémichamp. Un animal ayant subi cette opération peut être entraîné à choisir entre deux symboles au moyen d’un seul œil, et des tests ultérieurs montreront qu’il est capable d’accomplir le choix correct au moyen de l’autre œil. En revanche, si les commissures, et particulièrement le corps calleux, ont été sectionnées avant la phase d’entraînement, l’œil initialement masqué et son hémisphère ipsilatéral doivent être entièrement rééduqués. Autrement dit, l’éducation n’est pas transmise d’un hémisphère à l’autre s’il y a eu section préalable des commissures. C’est ce que montrent les travaux fondamentaux de Myers et Sperry (1953 ; Sperry, 1961 ; Myers, 1965 ; Sperry, 1967).
… égale sept. Ça ne donne qu’un vélo à sept vitesses.
LUCKMAN : Oui, mais même un vélo à sept vitesses, ça vaut le coup à vingt dollars. C’est quand même une bonne affaire.
BARRIS (piqué au vif) : Ces Noirs m’ont dit qu’elle possédait dix vitesses. C’est de l’arnaque.
(Tout le monde s’assemble pour examiner la bicyclette. Ils comptent et recomptent les vitesses.)
FRECK : À présent, j’en compte huit : six devant, deux derrière. Ça fait huit.
ARCTOR (logique) : Mais il devrait y en avoir dix. Les vélos à sept ou huit vitesses, ça n’existe pas. Pas à ma connaissance. Qu’est-ce qui a pu arriver aux vitesses qui manquent ?
BARRIS : Ces Noirs ont dû trafiquer le vélo, le démonter sans disposer des outils adéquats ni des connaissances techniques nécessaires, et quand ils l’ont remonté, ils ont laissé trois vitesses par terre. Elles sont sans doute encore sur le sol de leur garage.
LUCKMAN : Dans ce cas, on devrait aller les leur réclamer.
BARRIS (ruminant sa colère) : Mais c’est sans doute là l’arnaque : ils proposeraient de me les revendre au lieu de me les donner comme ils le devraient. Je me demande ce qu’ils ont abîmé d’autre. (Il quête l’approbation générale.)
DONNA : Tu es bien sûr qu’il n’y a que sept vitesses ?
FRECK : Huit.
DONNA : Sept, huit, peu importe. Ce que je veux dire, c’est qu’avant d’aller là-bas, tu ferais bien de te renseigner. Ce vélo ne m’a pas l’air d’avoir été démonté. Avant d’aller les engueuler, sois sûr de ton affaire. Tu me suis ?
ARCTOR : Elle a raison.
LUCKMAN : Mais à qui demander ? Qui connaît-on comme autorité en matière de vélo de course ?
FRECK : On n’a qu’à demander au premier venu. Sortons le vélo, et le premier freak qui se présente, on lui demande. Comme ça, on aura un point de vue désintéressé.
(Tous ensemble, ils sortent le vélo devant la maison, et tombent aussitôt sur un jeune Noir en train de garer sa voiture. Ils lui montrent les sept – huit ? – vitesses et lui demandent de leur indiquer le nombre exact, quoique tous – à l’exception de Charles Freck – puissent voir qu’il n’y en a que sept : cinq à un bout de la chaîne et deux à l’autre. Cinq et deux égale sept. Ils le voient de leurs propres yeux. Alors quoi ?)
LE JEUNE NOIR (calme) : L’astuce, c’est qu’il faut multiplier le nombre de vitesses de l’avant par celui de l’arrière. Multiplier, pas additionner, parce que voyez-vous, la chaîne saute d’une vitesse à l’autre, ce qui vous donne proportionnellement cinq (il indique les cinq vitesses) fois l’une des deux vitesses avant (il les désigne également), soit cinq fois un, qui font cinq, puis, lorsque vous actionnez le levier sur le guidon (Il fait la démonstration) et que la chaîne saute à l’autre vitesse avant, encore cinq fois un. Cinq et cinq dix. Vous voyez comment ça marche ? On obtient toujours les vitesses en…
(Ils le remercient et ramènent en silence le vélo à l’intérieur de la maison. Le jeune Noir, qui n’a pas plus de dix-sept ans et leur est parfaitement inconnu, achève de ranger son vieux modèle commercial incroyablement déglingué. Ils referment la porte et restent plantés dans l’entrée.)
LUCKMAN : Quelqu’un a de la came ? La came isole de force.
(Personne…
Toutes les expériences prouvent que la séparation des hémisphères crée deux sphères indépendantes de conscience sous un seul crâne, c’est-à-dire à l’intérieur d’un seul organisme. Ce résultat dérange un certain nombre de gens qui voient dans la conscience une propriété indivisible du cerveau humain. À d’autres, selon lesquels les capacités de l’hémisphère droit ne dépassent pas le niveau de simples automatismes, ce même résultat semble prématuré. Assurément, l’inégalité hémisphérique existe chez les sujets examinés, mais il se peut qu’elle soit uniquement caractéristique desdits sujets. On peut parfaitement envisager que le dédoublement du cerveau chez un sujet très jeune favorise le développement séparé par chaque hémisphère de fonctions mentales élevées, de l’ordre de celles qui sont uniquement développées chez l’individu normal par l’hémisphère gauche
… ne rit.)
« Nous savons que vous faisiez partie de ce groupe, fit le moustachu. Peu importe votre rôle. Aucun d’entre vous n’a été capable, en examinant le vélo, de reconnaître la simple opération mathématique qui permet de déterminer le rapport de démultiplication élémentaire de l’engin. » Fred sentit presque de la compassion dans la voix du médico, juste une petite dose de gentillesse. « Une opération comme celle-là sert de test d’aptitude dans les collèges techniques. Étiez-vous tous défoncés ?
— Non.
— On fait passer des tests comme ça à des enfants, insista l’autre médico.
— Alors, qu’est-ce qui clochait. Fred ? reprit le moustachu.
— J’ai oublié. » Il se tut, puis : « À mon avis, ça ressemble plutôt à un cafouillage des facultés cognitives, et pas perceptives. La pensée abstraite n’intervient-elle pas dans une situation comme celle-là ? Pas…
— C’est ce qu’on pourrait croire. Mais les tests montrent que le système cognitif échoue parce qu’il ne reçoit pas des données correctes. En d’autres termes, les informations reçues sont déformées de manière que, lorsqu’on veut les traiter abstraitement, on raisonne mal parce qu’on ne… » Le médico essaya d’exprimer ce qu’il voulait dire d’un geste.
— Mais un vélo à dix vitesses en possède bien sept, dit Fred. Nous l’avons perçu correctement : deux devant, cinq derrière.
— Seulement ce qu’aucun de vous n’a perçu, c’est leur interaction : cinq derrière avec chacune des deux devant, comme le Noir vous l’a expliqué. Était-ce un homme très instruit ?
— Probablement que non.
— Ce qu’il a vu différait de ce que vous tous, vous avez vu. Il a vu deux lignes indépendantes reliant l’avant au dispositif des vitesses arrière, deux lignes qu’il a perçues simultanément, entre les vitesses placées à l’avant et chacune de celles situées à l’arrière… Vous n’en avez vu qu’une.
— Mais alors, ça ferait six vitesses : deux à l’avant, dont une reliée à l’arrière.
— Ce qui est une perception erronée. Personne n’avait expliqué la chose à ce garçon noir. Ce qu’on lui avait appris, si tant est qu’on le lui ait appris, consistait à reconnaître par le raisonnement le rôle de ces deux lignes. L’une d’elles vous a totalement échappé. Bien qu’ayant compté deux vitesses avant, vous les avez perçues comme un ensemble homogène.
— J’essaierai de faire mieux la prochaine fois.
— Quelle prochaine fois ? Quand vous achèterez à nouveau une bicyclette à dix vitesses déjà piquée quelque part ? Ou au moment de traiter abstraitement tout le perçu de la journée ? »
Fred resta silencieux.
« Continuons le test, enchaîna le moustachu. Que voyez-vous dans celui-ci, Fred ?
— De la merde de chien en plastique, comme il s’en vend par ici, du côté de Los Angeles. Je peux partir, à présent ? » Ça recommençait comme au Lions Club.
Mais sa réplique lui valut tout de même les rires des deux agents.
« Vous savez, Fred, fit Guidon-de-vélo, si vous continuez à garder le sens de l’humour, vous vous en tirerez peut-être.
— M’en tirer ? Me tirer de quoi ? Des flûtes ? Du pétrin ? Me tirer en douce ? À bon compte ? Avec vingt ans ? Tirer au flanc ? Sur la ficelle ? La couverture à moi ? Précisez vos termes. Moi, c’est plutôt ma crampe que j’aurais envie de tirer, parce que je n’ai pas…
Le cerveau des mammifères supérieurs, y compris celui de l’homme, est un organe double composé de deux hémisphères reliés par un isthme de fibres nerveuses appelé corps calleux. Il y a une quinzaine d’années, Ronald E. Myers et R. W. Sperry firent cette étonnante découverte : lorsqu’on sectionne ce lien entre les deux moitiés du cerveau, chaque hémisphère se met à fonctionner de façon autonome comme un cerveau complet.
… pris mon pied sur ce plan-là depuis assez longtemps. Puisque vous êtes des psychologues, vous autres, et que vous avez écouté mes parlotes interminables avec Hank, dites-moi donc un peu comment m’y prendre avec Donna. Sur quel bouton faut-il appuyer ? Que faire, avec ce genre de petite nana douce mais entêtée ?
— Chaque fille est différente, répliqua le moustachu.
— Mais je veux dire l’approcher honnêtement. Je ne parle pas de la bourrer d’alcool et de barbitos pour se l’embourber pendant qu’elle est écroulée sur la moquette du living.
— Achetez-lui des fleurs, suggéra l’autre agent.
— Quoi ? » Les yeux brouillés s’écarquillèrent.
« À cette époque de l’année, on trouve des petites fleurs printanières. Allez faire un tour à la pépinière de Penney’s ou du K. Mart. Ou achetez-lui une azalée.
— Des fleurs, murmura Fred. Vous voulez dire en plastique, ou bien des vraies ? Des vraies, je suppose.
— Des fleurs en plastique ne vous serviront à rien, commenta le moustachu. Elles ont toujours l’air… bidon, quoi. Ça fait bidon d’une manière ou d’une autre.
— Est-ce que je peux partir à présent ? »
Les deux médicos se regardèrent puis hochèrent la tête. « On vous fera subir des tests une autre fois, Fred, fit celui qui était resté debout. Ça ne presse pas tellement. Hank vous notifiera un nouveau rendez-vous. »
Pour quelque obscure raison, Fred eut envie de leur serrer la main, mais il se garda de le faire ; il se contenta de sortir sans un mot, l’air un peu abattu, intrigué, aussi, probablement parce que cette histoire lui était tombée dessus sans crier gare. Ils ont repassé tout le matériau me concernant, dans le but de détecter des signes de mon déséquilibre – et ils en ont trouvé. Suffisamment pour juger bon de me faire passer ces tests.
Des fleurs printanières, songea-t-il en prenant l’ascenseur. Des toutes petites ; elles poussent sans doute si près du sol que des tas de gens marchent dessus. Poussent-elles à l’état sauvage ? Ou dans des bacs, dans de vastes pépinières ? Je me demande à quoi ressemble la campagne. Les champs, les odeurs étranges, ce genre de choses. D’ailleurs, où trouve-t-on tout ça ? Où doit-on aller, comment y parvient-on et comment fait-on pour y demeurer ? Quel genre de voyage est-ce là et quel genre de billet prend-on ? Et à qui l’achète-t-on, ce billet ?
J’aimerais emmener quelqu’un avec moi, le jour où je me paierai ce voyage. Peut-être Donna. Mais comment demande-t-on ça à une fille, quand on ne sait même pas faire le premier pas vers elle. Quand on tire des plans à son sujet sans aboutir à rien de concret. On devrait pourtant faire vite, parce que les fleurs dont ils m’ont parlé, plus tard elles seront mortes.